Dans son quatrième roman, « La plus secrète mémoire des hommes », qui vient de paraître chez Pilippe Rey et Jimsaan, Mohamed Mbougar Sarr nous entraîne, à travers le personnage principal, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais vivant à Paris, dans la quête d’un manuscrit et de son auteur, le mystérieux T. C. Elimane. Foisonnant (459 pages) et passionnant, ce roman est un dosage réussi entre créativité artistique et réflexion sur la littérature. Ce n’est sans doute pas un hasard de le voir figurer sur les listes de tous les grands Prix littéraires en cette rentrée : du Goncourt, du Femina, du Médicis, du Wepler et maintenant du Renaudot. En attendant le résultat, qu’on espère heureux pour le jeune écrivain sénégalais, le livre mérite un détour pour les amoureux de la littérature.
Par Seydou KA
« Pour l’écriture comme pour la lecture, le temps seul permet d’aller au fond des choses », m’avait répondu Mohamed Mbougar Sarr, lorsque je le dis que « cela allait me prendre un certain temps » à propos de son dernier roman dont il m’avait remis un exemplaire pour une recension. Oui, parcourir ce labyrinthe de 459 pages peut prendre un certain temps au lecteur. Mais comme en matière de temps, c’est l’intensité qui compte plutôt que la durée, certains liront ce roman d’une traite, d’autres lentement, feuille par feuille, comme on sirote un bon café. Ce qui est sûr, c’est que nul n’en sortira indemne. Le lecteur en sortira « dénué », c’est-à-dire enrichi, mais enrichi par soustraction. Il fait partie de ces œuvres des vrais écrivains qui, d’après Béatrice Nanga, un des personnages, seules méritent qu’on débatte à couteaux tirés et suscitent des « débats mortels chez les vrais lecteurs ». Pour ma part, en refermant ce livre, j’ai eu un sentiment (de bonheur) comparable à celui dont parlait la grande critique littéraire Lilyan Kesteloot à la découverte d’un « vrai écrivain ». C’est meilleur qu’un joint, comme dit Marème Siga, un autre personnage. Comme tout livre essentiel, le dernier de Mbougar s’adresse à tout lecteur. Il fait trembler l’âme.
Sur la piste du « Rimbaud nègre »
De quoi est-il donc question dans ce roman ? On pourrait répondre comme le traducteur Stanislas : rien. « Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est […] Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Le dernier de Mbougar est de cette catégorie. Comme il est de convenance de dire quelque chose sur un nouvel ouvrage, le minimum qu’on ne puisse taire, disons, pour emprunter la formule de l’auteur, c’est un roman de la quête du roman. Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais contemporain, découvre un livre mythique paru à Paris en 1938 sous le titre de « Le labyrinthe de l’inhumain », un livre-fantôme dont l’auteur semblait n’avoir été qu’un « craquement d’allumette dans la profonde nuit littéraire ». Et c’est justement ce qui fascine le narrateur. Il se lance sur la piste de son auteur, le mystérieux T. C. Elimane, ou plutôt sur la piste de son fantôme, un écrivain « honteux », qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », avant d’être accusé de plagiat. Profondément blessé par le scandale que déclencha la parution de son texte et les accusations de plagiat, il choisit l’exil radical. Mais son fantôme n’arrête pas de hanter tous ceux qui ont eu à le croiser ou qui ont cherché à le retrouver. Une quête de la vérité (ou d’une illusion) par la voie littéraire, à travers laquelle Mbougar fait voyager le lecteur au Sénégal, en France, aux Pays-Bas et en Argentine. Aux rythmes de la voix d’obsidienne d’Omar Pène et d’un tango argentin, celui de Carlos Gardel. Telle une boucle qui se referme, la destination finale de ce long voyage à travers la littérature sera le point de départ. Dans sa longue quête, quand l’énigme du labyrinthe se dénoue enfin et qu’il découvre le manuscrit qu’a laissé T. C. Elimane, là où tout a commencé, dans une case au cœur du Sine, le narrateur aboutit à la « décevante vérité de toute vie ». Une façon peut-être de montrer qu’il n’y a rien à trouver dans la littérature, que celle-ci ne soit qu’un cercueil suspect, noir et brillant, mais qui ne renferme « aucun cadavre ». Mais ce voyage dans le temps et dans le néant vaut sans doute le détour.
Un récit haletant
Qui était Elimane ? Un écrivain absolu ? un plagiaire honteux ? un mystificateur génial ? un assassin mystique ? un dévoreur d’âme ? un nomade éternel ? un libertin distingué ? un enfant qui cherchait son père ? un simple exilé malheureux, qui a perdu ses repères et s’est perdu ? Dans ce récit, Elimane a épousé chacun de ses visages grâce au talent et à l’imagination de l’auteur. À Paris, Diégane Latyr Faye, toujours absorbé par sa quête, fréquente un groupe de jeunes auteurs africains. On retrouve les lieux communs de la littérature : sexe, alcool, drogue… L’innocence ne passe pas en littérature. « Rien de beau ne s’écrit sans mélancolie. » Dans cet univers de libertinage, il s’attache à deux femmes : Marème Siga D., l’ange noir de la littérature sénégalaise qui a bâti sa réputation d’écrivaine sur la « misère sexuelle » de la société sénégalaise, et la photojournaliste Aïda aussi insaisissable qu’une femme fuyant l’annonce. Valsant donc entre les pattes et la « poitrine littéraire » de l’Araignée-mère, Siga, et Aïdaville, « capitale des soulèvements du plaisir et des extases matérielles », Diégane mène une autre quête : sa part inconditionnelle de désir. Un appel impérieux qui s’adresse aux plus lointaines fondations de l’homme. Une illusion aussi fugace qu’une « goutte qui arpente un corps de femme tendu par le plaisir ou la douleur ». Toutefois, ce désir impérieux ne lui fait guère perdre le fil de vraie quête qui l’accapare, son obsession : Elimane. Parfois le récit devient haletant, les personnages des esclaves de l’attente, les mots coulent sans arrêt, sans ponctuation pour traduire « l’impossible rêve de corriger le passé et rebrousser le chemin du temps ». Un dialogue silencieux s’ouvre avec le néant. Le lecteur croise toute les silhouettes d’un passé soudain ouvert. Celui d’Elimane. Et quand l’intrigue devient irrespirable, après un long monologue haletant, la ponctuation (re)vient donner de la respiration au récit.
Poursuivre une illusion
« La plus secrète mémoire des hommes » est un chant d’amour à la littérature. Un hommage à toute la littérature des siècles qui l’ont précédé. C’est aussi un regard critique sur le destin de l’écrivain africain, son déchirement (le désir de dépasser la question du face-à-face entre l’Afrique et l’Occident). Mais la littérature est un langage universel. Elle n’a pas de frontières. On sent tout ce que l’auteur doit à certains monuments de la littérature. Par exemple, la scène de l’apparition du Christ dans le salon de Béatrice Nanga semble devoir tout à la légende du Grand inquisiteur dans « Les frères Karamazov » de l’immense Fédor Dostoïevski. Dans sa quête de l’écrivain (Elimane) qui lui apprendra celui qu’il veut être, c’est une quête littéraire que mène le narrateur. Comme le fait remarquer le perspicace Musimbwa, derrière la suite du livre, c’est la littérature même que croit chercher Diégane. Mais chercher la littérature, c’est toujours « poursuivre une illusion », parce que « le revers du paradis n’est pas l’enfer, mais la littérature ». L’écrivain, tel un mineur, est celui qui fait remonter un grand rire du trou, mais il est condamné à vivre dans la mélancolie. Exercice de solitude, désir d’absolu, certitude de néant : voilà l’équation de la création. C’est ce qui ressort de l’histoire de T. C. Elimane dont la vie est une « blessure permanente » mais dont le sang coulait toutefois à l’intérieur. Il n’y a pas d’autre voie que l’exigence, le don absolu de soi à la création. « De l’esquisse à l’œuvre, le chemin se fait à genoux », dit le poète tchèque Vladimir Holan.
Cependant, Mbougar ne s’arrête pas à l’analyse de l’art pour l’art. Il aborde en creux les questions sociales. La résistance populaire au coup d’Etat en Argentine de 1966 en miroir des derniers soulèvements populaires au Sénégal et au Burkina Faso. Le collectif citoyen MBS, acronyme de Ba Mu Sëss (jusqu’au bout), en pendant des mouvements comme « Y en a marre » ou le « Balai citoyen »… Ce qui fait aussi de son roman un grand livre politique.
En définitive, amitié, amour, littérature et politique. Tels sont les termes de l’équation qu’a tenté de résoudre, avec brio, Mbougar Sarr dans ce roman. Le parti pris de l’auteur est qu’il ne restera « comme réponse, comme problème, comme foi, comme honte, comme orgueil, comme vie », que la littérature, l’indécente littérature ! Avec cette terrible alternative devant laquelle hésite le cœur de toute personne hantée par la littérature : écrire, ne pas écrire. « To be or not to be, that’s the question ! »