Démocratie et Droits de l’homme : Nouveaux pièges pour L’Afrique

by SÉNÉGAL ÑOO FAR

L’HARMATTAN SENEGAL, 2021, 157 PAGES – THIERNO DIOP, ENSEIGNANT-CHERCHEUR À LA RETRAITE

Les changements intervenus dans la sphère juridico-politique à la fin des années 80 du XX° siècle sont un des faits marquants dans l’Afrique subsaharienne. Ils ont été rendus possibles par la conjonction de facteurs internes et externes. Les facteurs internes sont l’épuisement du modèle d’accumulation du capital dans nos pays et celui de sa composante politique : l’existence de régimes dictatoriaux. Les facteurs externes sont le triomphe de l’économie et des valeurs néolibérales à la suite de la généralisation de rapports marchands à l’échelle de la planète, génératrice d’une nouvelle configuration de l’impérialisme, d’une redistribution des inégalités et d’une reconfiguration des hiérarchies de dépendance et de domination.

La mondialisation en cours fait jouer aux facteurs externes un rôle déterminant bien que les facteurs internes restent la source principale du mouvement. Ces changements, engendrés par la mutation de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, sont caractérisés, sur le plan politique, par le renversement de régimes dictatoriaux, l’exigence du respect des droits de l’homme, l’organisation de conférences nationales suivies d’élections ayant débouché sur l’alternance au pouvoir et la libéralisation des régimes dictatoriaux. Ils sont le signe annonciateur de l’entrée du continent noir dans l’ère de la démocratisation, caractérisée par le multipartisme, le suffrage universel et l’alternance au pouvoir. Ils ont eu lieu dans la deuxième moitié des années 70 du XX° siècle correspondant à ce que Samuel Huntington a appelé la « Troisième vague de la démocratisation » depuis le XIX° siècle, selon son découpage historique. Cette troisième vague a annoncé « le passage à la démocratie d’une série de régimes non démocratiques (…..] ou «la libéralisation partielle de systèmes politiques qui ne sont pas parvenus à la pleine démocratie». Elle a touché l’Afrique dans un contexte caractérisé par le redéploiement de la domination impérialiste et défavorable aux composantes des forces de gauche.

L’une d’entre elles est défaite, en partie, à cause de son incapacité de procéder à une analyse concrète de la réalité concrète, une autre, convertie aux valeurs du néolibéralisme et incapable de canaliser les aspirations du peuple et d’offrir un projet de société rompant avec le système en place, est à la remorque des classes dirigeantes « recompradorisées », qui œuvrent pour le réaménagement du statu quo en leur faveur et en celle des classes dirigeantes de pays capitalistes. Quelques années après le déclenchement des processus dits démocratiques dans une atmosphère d’euphorie rappelant celle des « indépendances Cha Cha » », chantée par le musicien congolais Joseph Kabasele, la situation dans laquelle se trouvent de nombreux Etats n’est pas aussi rose qu’on le pensait. Dans certaines parties du continent, l’effondrement des États a débouché sur la désagrégation des entités nationales et sur une lutte fratricide entre des populations repliées sur leurs identités ethniques, tribales ou religieuses. Cette lutte est l’occasion rêvée par d’anciennes puissances coloniales pour intervenir militairement, en avançant des raisons humanitaires qui ne sont que le masque derrière lequel se cachent la défense et la sauvegarde de leurs intérêts géostratégiques et économiques. Dans d’autres parties, le désenchantement est à l’ordre du jour.
Des coups d’État ont interrompu des processus démocratiques, des constitutions sont amendées pour pérenniser au pouvoir des régimes, la dévolution monarchique du pouvoir est devenue une réalité, des opposants aux pouvoirs en place font leur entrée dans des gouvernements à la suite d’élections présidentielles violemment contestées, des pays comme le Bénin et le Mali, qui avaient suscité beaucoup d’espoir, connaissent une régression démocratique (cas du Bénin) ou voient leur existence remise en cause par des forces centrifuges (cas du Mali). L’analyse de la nature des Etats postcoloniaux, celle des transitions démocratiques et les enjeux dont elles sont l’objet montre que nos pays sont tombés dans les pièges que leur ont tendus les classes dirigeantes du monde occidental. Par piège, nous entendons un dispositif dont la fabrication requiert du temps et un ensemble de leurres, c’est-à-dire des artifices pour attirer dans un endroit une proie pouvant être un oiseau, un animal ou une personne mue par le désir de satisfaire un besoin. Les moyens de satisfaire ce besoin sont en la possession d’une personne qui a aussi un besoin à satisfaire. C’est la rencontre de ces deux besoins qui fait fonctionner le piège muni de leurres.

En Afrique, ces leurres sont le multipartisme, le suffrage universel, la séparation des pouvoirs, une presse libre et indépendante, et le respect des droits de l’homme, tels que conçus pour la bonne gouvernance dans la cadre du néolibéralisme mondialisé. La proie et celui qui l’a piégée sont dans une relation asymétrique en faveur du second. Cette relation est susceptible d’être remise en question quand celui qui est piégé est contraint d’utiliser des stratagèmes pour sortir du piège dans lequel il est pris. Cette remise en question ne débouche pas automatiquement sur une sortie du piège. Elle peut prendre des formes différentes selon les réalités des pays, leur place et leur importance dans le système capitaliste mondialisé.

Pour le moment, aucune tentative de sortie du piège n’a débouché sur une alternative économique et politique, c’est-à-dire une déconnexion du système néolibéral mondialisé et la construction d’un État national et populaire. C’est que montre la situation au Burkina Faso, au Soudan, en Algérie, au Mali, en Côte d’Ivoire et en Guinée. L’existence sur le continent de régimes dictatoriaux violant les droits les plus élémentaires des citoyens, l’aspiration de ces deniers à la démocratie et au respect de droits humains, la crise des conditions d’existence et des fonctions de l’esprit de la majorité des Africains sont devenues un terreau propice à la naissance de mythes ou de leurres qui facilitent le bon fonctionnement de pièges tendus par les classes dirigeantes de l’Occident. Ces pièges, qui nous enferment dans les paradigmes de la démocratie occidentale à l’heure de la mondialisation, sont nouveaux parce qu’ils viennent s’ajouter aux nombreux pièges utilisés par les classes dirigeantes de l’Occident alliées à des forces sociales internes, depuis qu’elles ont décidé d’intégrer le continent africain dans le marché mondial capitaliste, selon de modalités correspondant aux différentes phases de l’accumulation du capital.
Durant la phase de ‘accumulation primitive du capital, dont l’un des procédés idylliques a été l’esclavage pratiqué en Afrique, les négriers occidentaux, pour assurer leur ravitaillement régulier en esclaves avec la complicité d’organisations sociopolitiques et économiques africaines, ont déversé sur les marchés des produits tels que les boissons alcoolisées, les miroirs et les fusils. Ces produits, dont ont raffolé certains Africains, ont été utilisés par les marchands européens d’esclaves comme des leurres destinés à des Africains pour faire d’eux des pourvoyeurs d’esclaves capturés à l’occasion de guerres intestines ou de razzias. Quand, à la suite de la transformation du capitalisme en impérialisme au sens léniniste du terme, certaines puissance européennes sont allées à la conquête du continent et ont bénéficié de la complicité de forces sociales autochtones, grâce à la confection de nouveaux pièges avec leurs leurres.

À la suite des transformations du système impérialiste au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les anciennes puissances coloniales, soucieuses de la préservation de leurs intérêts en Afrique, ont jeté les bases du néocolonialisme qui, selon Kwamé Nkrumah, est caractérisé par l’existence d’États possédant tous les attributs de la souveraineté internationale mais dont la politique et l’économie sont manipulées de l’extérieur.

Pour asseoir leur politique néocoloniale, les puissances européennes ont utilisé comme leurres l’octroi des indépendances considérées par beaucoup d’Africains comme l’aube d’une ère nouvelle, avant qu’ils ne se rendent compte que l’octroi de cette concession est la conséquence de la restructuration et du redéploiement de la domination exercée sur les peuples africains par les puissances coloniales. Ces dernières ont eu recours à un autre leurre : le développement, en faisant miroiter aux nouveaux Etats africains la possibilité de se trouver un jour au même niveau de développement que les pays occidentaux, s’ils passent par les mêmes étapes décrites par Rostow dans son live, Les Étapes de la croissance économique : un manifeste non communiste. Ce live, amputé de son sous-titre un manifeste non communiste dans les éditions ultérieures, défend la thèse selon laquelle les pays en voie de développement doivent passer par les mêmes stades que l’Europe et l’Amérique du nord : «la société traditionnelle, les conditions préalables du démarrage, le démarrage, le progrès vers la maturité, et l’ère de la consommation de masse ».

L’œuvre majeure de Rostow dont le fondement est une idée déterministe et eurocentrée du développement a influencé les théories du développement et les politiques prônées par les institutions financières internationales des années soixante du vingtième siècle à aujourd’hui. Force est de constater que plus de cinquante ans après les indépendances, la plupart des pays africains ne sont pas dans la dernière étape du schéma rostowien, mais dans ce que André Gunther Frank a appelé le « développement du sous-développement », caractérisé aujourd’hui par une intégration plus poussée de leurs économies désarticulées et vulnérables et une insertion plus bancale dans le système de division du travail international. La démocratie néolibérale et les droits de l’homme sont les nouveaux pièges utilisés par les classes dominantes occidentales, dans la nouvelle phase de ce que Alain Bihr appelle le « devenir-monde du capitalisme », pour redéployer leur domination et empêcher les ruptures douloureuses indispensables à la transformation radicale de l’être des Africains et de leurs conditions l’existence.

Cette phase correspond à une nouvelle configuration du système capitaliste mondialisé dans lequel la multinationalisation des entreprises des pays du Centre est devenue l’un des mécanismes d’ajustement de ce système qui assure la poursuite de son fonctionnement. Cette poursuite suppose la liquidation de tous les obstacles économiques, politiques et culturels qui s’opposent à l’intégration des économies nationales jusque-là cloisonnées et désormais organisées sur le modèle de l’économie américaine Font partie de ces obstacles, le recours à des contraintes extra-économiques, c’est-à-dire l’usage massif de la violence, le non-respect des droits de l’homme et l’existence de régimes non démocratiques dans les périphéries du système capitaliste mondial.

Les nouveaux pièges tendus aux Africains dans la phase actuelle de l ‘accumulation du capital se présentent sous diverses formes sur les plans politique, culturel, idéologique, et autres, Sur le plan politique, ces nouveaux pièges non seulement empêchent les pays africains d’opérer les ruptures radicales indispensables à leur sortie de l’exploitation dont ils sont victimes et à l’instauration d’une démocratie nouvelle, chose inimaginable pour les classes dominantes occidentales pour qui, il n’est pas question de sortir des limites qu’elles ont tracées aux processus dits démocratiques, mais encore ils créent l’illusion selon laquelle l’Afrique est sur la bonne voie menant à la démocratie. L’analyse de la situation dans laquelle se trouvent les pays africains révèle deux choses.

Primo, l’impossibilité de recréer, dans les pays qui ne font pas partie du Centre à l’époque du capitalisme devenu impérialisme au sens léniniste du terme, les conditions qui ont engendré l’avènement de la démocratie bourgeoise dans ce Centre. Secundo, l’entrée de la démocratie néolibérale en Occident dans sa phase crépusculaire à cause de l’épuisement de son potentiel révolutionnaire à la suite de la remise en cause, par le néolibéralisme mondialisé, des fondements de la démocratie libérale que sont L’État-providence et les États-nations.

Piégées par les classes dirigeantes occidentales, les classes dirigeantes africaines ont, à leur tour, réussi à piéger beaucoup d’opposants en leur faisant accepter les règles d’un jeu démocratique dont souvent, ils ne peuvent pas sortir victorieux, parce qu’ils ne disposent pas de ressources financières puisées dans les caisses de l’État, ressources sans lesquelles il est difficile de gagner des élections dans des pays où l’analphabétisme, l’obscurantisme, l’argent et la pauvreté de l’écrasante majorité favorisent l’achat de voix et la corruption de personnes disposant d’un capital symbolique et pouvant orienter le choix des électeurs lors des scrutins.

En libéralisant leurs régimes politiques et en déradicalisant les forces de gauche pour qui le pouvoir n’est plus au bout du fusil, mais dans les urnes, les classes dirigeantes africaines ont réussi, d’une part, à favoriser la circulation des membres de l’élite politique dans les hautes sphères de l’État, tout en maintenant les liens de dépendance de nos États envers les classes dirigeantes capitalistes de l’Occident et, d’autre part, à enfermer l’opposition, dans la sphère juridico-politique où se déroule une lutte pour la conservation ou la conquête de l’appareil d’État. Cette lutte, qui oppose souvent des forces politiques partageant la même conception du pouvoir, se termine par une alternance et non sur une alternative. L’imposition de la démocratie néolibérale à tous nos pays maintient la quasi-totalité de l’élite intellectuelle dans les filets de l’impérialisme culturel. L’aliénation culturelle dont est victime cette élite la pousse à méconnaître ses propres réalités.

A cause de cette méconnaissance, les idéologues des classes dirigeantes occidentales ont réussi d’abord à faire vivre cette élite dans une situation dans laquelle, elle n’est pas la contemporaine de son histoire réelle, en tant qu’elle utilise des concepts comme démocratie et droits de l’homme élaborés lors du passage du féodalisme au capitalisme, pour penser sa condition actuelle en oubliant que nulle part, il n’est possible de reproduire un moment dépassé de l’histoire des sociétés occidentales, et ensuite à lui faire oublier ce que le prix Nobel d’économie Amartya Sen appelle «la démocratie des autres», pour l’empêcher d’avoir l’autonomie de penser qui lui permet de déconstruire les concepts : démocratie, droits de l’homme, parité, émergence, etc. imposés par les idéologues des classes dominantes de l’Occident et penser nos réalités par et pour nous-mêmes, en vue de baliser le chemin qui doit nous sortir des différents pièges dans lesquels sont tombés notre continent et l’écrasante majorité des intellectuels toutes appartenances politico-idéologiques confondues et nous mettre sur la rampe devant nous propulser sur la voie d’une transformation radicale de nos conditions d’existence et de nos êtres.

Sudonline.sn

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